Une diaspora qui naît moins de 100 ans après l’indépendance : les premières migrations haïtiennes dans la caraïbe

Le 19ème siècle voit se développer un vaste mouvement de migrations internes en Haïti. La population triple durant cet intervalle. Elle atteint plus d’un million d’habitants et la paysannerie colonise progressivement des espaces de plus en plus reculés du territoire national. Mais dès les dernières décades du siècle, poussés par la pression démographique, certains agriculteurs commencent à s’installer comme métayers ou squatters dans les parties frontalières très peu peuplées de la République Dominicaine, surtout dans les plateaux au centre et les plaines de l’ouest de ce pays. Avec une densité moyenne de population de près de 50 habitants/km2, Haïti est alors avec la Jamaïque et la Barbade un des territoires les plus densément peuplés de la Caraïbe alors que les zones d’accueil en République Dominicaine en comptent souvent moins de 5 par km2 (10 fois moins).

Bien que précoce, cette migration haïtienne est en retard par rapport aux mouvements migratoires qui se développent dans l’ensemble du bassin caraïbéen. Dès les années 1860, des milliers d’Antillais des îles sous domination britannique partent en Amérique Centrale. Ils vont vers les nouveaux chantiers ferroviaires, les sites de construction du Canal de Panama et les plantations de bananes du Honduras, du Nicaragua et du Costa Rica. On y retrouve aussi des noirs américains récemment libérés de l’esclavage.

La première vague de migrants haïtiens en République Dominicaine n’est pas cependant constituée d’ouvriers agricoles mais de petits agriculteurs. Initialement, ce sont des immigrants des Petites Antilles anglaises, les « cocolos », qui s’installent dans les plantations sucrières dominicaines.  En 1920, on dénombre environ 22.000 « Haïtiens » en République Dominicaine mais seulement le tiers d’entre eux dans des régions sucrières. Ce n’est d’ailleurs qu’après cette date que la République Dominicaine devient un exportateur significatif de sucre grâce aux investissements américains. Ce sont surtout ces petits exploitants agricoles, établis souvent depuis plusieurs générations dans les zones frontalières à l’ouest, qui seront visés par les massacres dominicains de 1937. Le dictateur Trujillo restera soucieux de ménager la main d’œuvre nécessaire aux grandes usines sucrières étrangères de l’est du pays.

Un deuxième mouvement migratoire a pris naissance dès 1905, vers Cuba cette fois-ci. Les prix du café et du bois de campêche, nos deux principaux produits d’exportation, sont en effet en chute libre depuis 1895. D’autre part, les manœuvres financières ruineuses des commerçants étrangers alliés aux gouvernants haïtiens durant ces 10 ans ont entraîné une dévaluation accélérée de la gourde, ce qui renchérit le coût des produits alimentaires de base importés (huile, graisses, farine, saumures…). Les couches populaires sont ainsi prises en ciseau entre des revenus en baisse et un coût de la vie en forte hausse.

Parallèlement, à Cuba, la demande de main d’œuvre s’accroît rapidement. Des investissements colossaux ont été effectués par les compagnies américaines dans le sucre dans l’est de Cuba, suite à la mise sous tutelle de ce pays en 1898. L’immigration d’Espagnols, de Chinois et de Jamaïcains ne suffit plus aux besoins des usines sucrières. Les compagnies américaines s’attèlent rapidement à contrer les réticences des groupes dominants cubains opposés à l’importation supplémentaire d’ouvriers noirs et Chinois, considérés comme éléments de « races inférieures ».

Bien avant l’occupation américaine d’Haïti de 1915, des milliers d’habitants de la partie ouest de la péninsule sud d’Haïti effectueront ainsi la traversée sur des navires à vapeur et à voile, formellement ou clandestinement, vers les côtes orientales cubaines. En 1911, un responsable des services d’immigration cubains estime déjà la population haïtienne de la seule région de Guantanamo entre 10 et 12.000 individus.

En 1916, l’aggravation des conditions économiques qu’entraîne la Première Guerre mondiale en Haïti, jointe à une demande accrue pour le sucre cubain, fera que, pour la première fois, le nombre d’entrées officielles d’Haïtiens à Cuba (4.900) dépassera celui des Jamaïcains et autres immigrants des Antilles anglaises. Au total, entre 1905 et 1930, il y aura plus de 200.000 entrées d’Haïtiens à Cuba. La grande majorité passe par des circuits formels, munis de contrats de travail avec des centrales sucrières particulières, et retournent chez eux à la fin d’une ou deux récoltes sucrières. L’objectif du migrant moyen, généralement jeune, est d’accumuler une épargne de l’ordre de 200-300 dollars. Il rentrera ensuite au pays s’acheter des terres, du bétail et cherchera à se construire une maison pour fonder une famille. Ce niveau d’épargne sur un délai court est impossible à atteindre en Haïti où les salaires journaliers agricoles sont dix fois plus faibles que les $2-3 par jour payés à Cuba.

Les Haïtiens ne sont pas seulement très présents dans le secteur sucrier mais aussi dans le café. Après la récolte sucrière, durant la « saison morte », nombreux sont ceux qui vont travailler dans les zones caféières montagneuses de la province d’Oriente jusqu’à la reprise suivante des activités dans le sucre. Progressivement, beaucoup s’installeront définitivement dans ces zones reculées mais fertiles comme métayers ou même petits propriétaires et commerçants. Ce phénomène s’amplifiera durant la période de déportations d’Haïtiens de 1927-37. Certains seront même protégés des rafles policières par les planteurs de café cubains dépendants de leur main-d’œuvre.

Ainsi en 1948, au moment de la création de l’Association Nationale des Caféiculteurs de Cuba, deux représentants à la rencontre sont d’origine haïtienne. En 1958, le commandement du « Troisième Front » des rebelles castristes est installé dans un petit village peuplé d’Haïtiens. Aussi, la même année, lorsque Raoul Castro lance, avant même la victoire contre Batista, la première expérience de réforme agraire dans les montagnes de la Sierra Maestra, on retrouve parmi les bénéficiaires Saint-Jean Medallis, squatter d’une zone caféière, né à l’Anse à Veau.

Vers 1945, l’émigration vers Cuba reprend avec la relance de l’industrie sucrière cubaine. Les voyages d’Haïtiens se font d’abord clandestinement, sur des voiliers qui partent de « La Côte » entre Saint-Jean du Sud et Les Anglais. Mais avec l’établissement de liaisons aériennes régulières entre Santiago de Cuba et Port-au-Prince en 1947, apparaît un nouveau profil d’émigrant : celui qui prend l’avion en toute légalité pour aller couper la canne à Cuba. Des milliers de travailleurs emprunteront cette voie durant la décade qui suit. Beaucoup d’entre eux ne pourront jamais rentrer chez eux après la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays en 1962. Mais après la Révolution de 1959, la contribution des « viejos » haïtiens à l’économie cubaine a été officiellement reconnue et ils sont devenus éligibles aux mêmes avantages de retraite que ceux octroyés aux nationaux.

En 1953, il y avait à Cuba une population de 28.000 individus nés en Haïti selon les chiffres officiels, auxquels il faut ajouter les descendants de première et deuxième génération nés à Cuba. Les descendants d’Haïtiens se chiffrent actuellement à environ 400.000. Fiers d’être Cubains, ils maintiennent aussi vivant leur patrimoine culturel particulier à travers diverses associations et évènements culturels annuels.

La troisième destination caraïbe importante pour l’émigration haïtienne est l’archipel des Bahamas. C’est au milieu des années 1940 que démarre la migration de paysans du nord et du nord-ouest d’Haïti vers l’archipel des Bahamas. Les échanges de produits par cabotage avec ces îles sont anciens. Cependant, peu d’Haïtiens se rendaient alors aux Bahamas pour y travailler. Les Bahaméens émigrent eux-mêmes en masse à l’époque, vers les USA surtout, certaines îles perdant jusqu’à 30% de leur population durant les premières décades du siècle.

Durant la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis offrent 5.000 visas de travail aux Bahaméens comme salariés agricoles pour soutenir l’effort de guerre dans les états du sud. Il s’ensuit un sérieux manque de bras dans l’archipel pour les entreprises forestières et agricoles étrangères qui y sont établies. Au départ, vers 1945, ce sont ces entreprises aux Bahamas qui recrutent directement plus de 1.500 travailleurs saisonniers haïtiens. Ceux-ci retournent au pays à la fin de leur contrat. Mais dès le milieu des années 1950, la situation économique se dégrade fortement dans le nord-ouest haïtien avec les six ans de sécheresse qui suivent le cyclone Hazel. La famine menace mais les dirigeants haïtiens, Magloire comme Duvalier, s’en préoccupent peu. Une émigration clandestine importante se développe et, dès 1961, plus de 1.000 illégaux haïtiens sont arrêtés et déportés par les autorités britanniques. Cependant, la même année, on voit des représentants de quatre entreprises agricoles des Bahamas se rendre en Haïti pour recruter légalement des centaines de travailleurs pour leurs plantations de tomates et concombres, signe que la main d’œuvre haïtienne est devenue essentielle au bon fonctionnement du secteur agricole bahaméen.

L’immigration clandestine prendra de l’ampleur dans les années 1960 avec l’extension rapide du tourisme aux Bahamas. La population haïtienne de l’archipel était estimée en 1973 à 40.000 personnes, soit près du quart de la population totale. Seuls 6.000 disposaient de documents d’immigration légaux. C’est aussi le développement touristique qui conduit plus tard à l’émigration vers les îles Turques et Caicos, où une forte proportion de la population est maintenant haïtienne, et vers les îles hollandaises de Curaçao et Aruba.

Deux facteurs majeurs expliquent donc ces mouvements de la population haïtienne sur la période considérée : la surexploitation de la paysannerie dans son propre pays, qui la pousse au départ, et les choix d’investissement du capital américain qui créent un appel de main d’œuvre dans les pays avoisinants, particulièrement dans le sucre à Cuba et en République Dominicaine et dans le tourisme dans les petites îles au nord. À des degrés divers, d’autres peuples de la Caraïbe auront vécu des expériences similaires.

 

Alex Bellande